Anna Breizh ou Anna Vreizh, la douce complexité des mutations en breton
Tout apprenant du breton se retrouve confronté à l’un des grands marqueurs des langues celtiques : la mutation consonantique qu’on ne retrouve pas dans les autres langues d’Europe.
Soyons clair : Ki-le chien, précédé de l’article se dit ar c’hi. Kiez, la chienne se dit ar giez. Le français marque donc le féminin par l’article le ou la tandis que le breton garde le même article ar et le masculin est marqué par la muation K/C’h et le féminin par la mutation K/G.
Dans le cas des prénoms, l’adjectif qui le suit, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes, mute. Anna vihan (la petite Anna), Katell gollet (Catherine perdue), Mari goant (la belle marie) voisinent avec Yann gamm (Jean le boiteux), Youenn Vras (Le grand Yves) ou encore Bastian gaezh (Le pauvre Sébastien). Mais ce n’est pas systématique ; on peut dire Bastian Kaezh en ne faisant pas la mutation pour insister sur le mot kaezh et donner plus de puissance au mot pauvre.
Cette souplesse linguistique peut s’appliquer aussi aux compléments de noms.
Pour le linguiste René Le Gléau, suivi par F. Favereau, le nom complément de nom est invariable dans la langue classique d’avant la guerre 14-18. Ainsi on peut lire Bro Breytz (Pays de Bretagne) en 1505, Dugued Breizh (Ducs de Bretagne) en 1734, Kalon Breiz (Coeur de Bretagne) en1884, Anna Breih (Anne de Bretagne) en 1910. Le chansonnier Charles Rolland consacre un poème en 1937 à Anna Breiz, diveza Dukez Breiz, (à Anne de Bretagne, dernière duchesse de Bretagne) en respectant cet usage de non mutation.
Celle-ci est pourtant mise à mal dès 1908 dans l’hebdomadaire Kroaz ar Vretoned (La Croix des Bretons) : Tad an dukez Anna, Anna Vreiz, evel ma laromp c’hoazh Bretoned (Le père de la duchesse Anne, Anna Vreiz comme nous l’appelons nous les Bretons.). Anna Vreiz sera repris en 1925 dans Feiz ha Breiz, depuis lors les deux formes coexistent. Laissons la parole pour conclure au grand grammairien Frañsez Kervella : Pouezañ war ur ger bennak a zo e zisrannañ diouzh ar re all, hag ar c’hemmadur a zo techet da chom hep bezañ graet. Lavaret e vo peurvuiañ Tud Vreizh. Hogen mar bez c’hoant pouezañ war ar ger Breizh ne vo kemmadur ebet. (Si on veut insister sur un mot, on ne fait pas la mutation. On dit Tud Vreizh mais si on veut mettre Breizh en avant on dira Tud Breizh ).
Dans le cas d’Anna Breizh, il est évident que Breizh a une grosse importance, Anna Vreizh est donc à oublier.
Pennad orin / Texte original
Embann a ran gant plijadur ul lizher meus bet resevet gant Tudual Kalvez evit lennerien Ouest-France diwar-benn ar c'hemmadurioù.
Voici une contribution de Tugdual Kalvez sur les mutations abusives, ou il revient sur la non mutation du genitif comme règle du breton classique.
Troidigezh / Traduction
Des mutations abusives.
Bernez Rouz, dans sa rubrique "Trésor du breton écrit" (Ouest-France dimanche, du 4/9/2022) attire l’attention, avec raison, sur la complexité des mutations de consonnes en langue bretonne.
Il rappelle que l’adjectif bihan (petit) mute après un nom féminin au singulier : Anna vihan (B > V). Par contre, kollet qui est le participe passé de koll (perdre), ne doit pas muter, les participes passés restant toujours invariables (René Le Gléau, §62).
Il met surtout l’accent sur la question du complément de nom et j’ai apprécié sa conclusion en ce qui concerne l’exemple Anna Breizh, le nom propre restant intact.
Toutefois, la raison donnée (mettre l’insistance sur le nom propre) pour s’opposer à la mutation de Breizh, pour intéressante qu’elle soit, n’est pas la cause de la non-mutation dans les compléments de noms. La question a été étudiée de près par René Le Gléau dans son livre "Syntaxe du breton moderne", fruit de l’étude de 83 ouvrages de référence, publiés entre 1698 et 1972 (Editions La Baule, 1973, 134 pages, 14x21 cm). Ce petit livre devrait être au programme des études supérieures de breton au niveau de la licence.
Il écrit (§63) : « Le nom complément de nom au sens strict du terme, c’est-à-dire le génitif [qui indique la dépendance, la possession], reste obligatoirement inchangé. C’est une règle absolue de la langue classique ».
Il en donne des exemples : 1- au féminin singulier: lezenn Moizes ; magerez Moelar ; lenn-vor Brest ; Anna Breizh… 2- au masculin pluriel : kristenien Kerne ; renerien Breizh-Veur ; beleion Treger ; sonerien Breizh ; micherourion Katalonia…
Il constate que cette règle « est respectée jusqu’en 1924. (…) On écrit toujours : bugale Breizh ; Skol Breizh, observation faite sur 150 exemples ». Il observe que Frañsez Vallée « hésite dans ses Notennoù diwar-benn ar Geled kozh : 150 corrects, 15 fautifs » (§67).
La mutation abusive dans les compléments de noms me semble due à l’influence plus ou moins inconsciente du français, donnant la même valeur au nom et à l’adjectif. Ainsi, certains traduisent Skol Breizh par "l’école bretonne", comme si Breizh était un adjectif. Cette traduction erronée préside à la mutation fautive de Breizh par certains dans Skol Vreizh. Or, il existe un adjectif qui est breizhek, qui, lui, peut muter. Ainsi, "l’école bretonne" se dira Skol vreizhek, tandis que Skol Breizh signifie "l’école de Bretagne".
Le nom complément de nom reste, donc, invariable à l’absolu. Et l’on devra dire : Tro Breizh, Skol Brizeug, Skoazell Breizh, etc. Merci, Bernez Rouz, de nous avoir donné l’occasion de préciser cette règle essentielle.
Tugdual KALVEZ
Gouzout Muioc’h / Pour aller plus loin
Martial Menard, Breizh, in Pennadoù sul, emb. Al Lanv, 2021, p.773
René le Gléau, Syntaxe du breton moderne, éd. La Baule, 1973, pp 60-63
Frañsez Kervella, Yezhadur bras ar brezhoneg, Al Liamm 1976, pp 97-102
Frañsez Favereau, Grammaire du breton contemporain, Skol Vreizh, 1997, pp 151-155.
Tugdual Kalvez, Le pourquoi de l'absence de mutation dans la version en breton du nom d'Anne de Bretagne, sur le site du Comité Anne de Bretagne.
Charles Rolland, D'ar brinsez vad Anna, Diveza dukez Breiz, 1937, Sur le Site IDBE
Trivarz, Istor Breiz hag ar c'helted, Anna Vreiz, p.79, 1910, war lec'hienn IDBE
Istoer Breih pe Hanes ar Vretoned, Anna Breih, Dugez, pp 229-233, Dihunamb, 1910
Yann-Vari Perrot, Bue ar Zent, Anna Breiz, p247, 1912, in Wikimammenn