Un poème inédit en breton de Jean-Marie Déguignet
En 1901, Jean-Marie Déguignet, au crépuscule de sa vie, habite une chambre au 17 rue du Pont Firmin à Quimper. Il touche quelques revenus de sa pension militaire après 14 ans de conflits sous Napoléon III et quelques dividendes du bureau de tabac qu’il possède à Pluguffan et qu’il a mis en location. « Depuis des années je loge dans un trou plus petit que le tonneau de Diogène, sur un grabat de Fougères, rongé par la vermine, n’ayant que des haillons pour couvrir mon vieux corps usé par quatorze années de guerre et 25 ans des rudes travaux des champs sans compter plusieurs années de mendicité ».
C’est en ces termes qu’il adresse une lettre à François Vallée, un briochin qui anime depuis 1898 une revue en breton « Kroaz ar Vretoned », la Croix des Bretons.
Déguignet qui fréquente la bibliothèque municipale de Quimper a lu dans le numéro de Février 1901, l’annonce mirobolante de prix littéraires : « 1000 lur a brizioù kinniget da Varzed Breiz Izel » (1000 francs de prix aux poètes de Basse-Bretagne).
Le prix est conséquent et mérite une explication. En 1900, deux américaines Mme Mosher et Mme Web assistent aux fêtes de Guingamp. Émues par l’état de la langue bretonne, chassée de l’école à cette époque, elles font dons chacune de 500 francs pour promouvoir la langue par la poésie et le théâtre.
L’initiative d’un concours littéraire par François Vallée apparaît comme une bouée de sauvetage dans le naufrage d’une vie : « Voilà Monsieur une guerz tirée comme vous le demandez de la situation actuelle de notre malheureux pays. Elle sera unique dans son genre, j’en suis sûr et elle devrait par conséquent obtenir un premier prix ; J’en ai bien besoin. »
Le 10 mai 1901, il adresse son poème de 50 strophes en breton à François Vallée, accompagné d’un courrier de deux pages en Français.
Á cette époque, Déguignet a une grande activité littéraire. Il réécrit ses mémoires et il envoie des missives vengeresses à tous ceux qui sont responsables, selon lui, de sa misère noire : un commis de préfecture, le curé d’Ergué-Armel, le propriétaire noble de Toulven, et à tous les notables de l’époque, députés, sénateurs, évêques, curés, maires.
Anatole le Braz reste la cible préférée de Jean-Marie Déguignet. Le célèbre conteur avait acheté la première version des Mémoires de Déguignet en 1897. Quatre ans plus tard, il ne les a toujours pas publiées. Déguignet en fait un portrait peu amène : « Il y a quelques années ce jésuite, hypocrite, fourbe, traître et lâche dépensa 100 francs pour m’escroquer une partie de mes écrits. Aujourd’hui il en dépenserait bien deux s’il savait pouvoir mettre ses mains crochues sur ce que j’ai produit depuis. Il les donnerait même rien que pour les pièces que j’ai fabriquées dernièrement en breton : une tragi-comédie non comme tout le monde contre l’alcool mais sur les antialcooliques ».
On apprend ainsi que Déguignet a écrit une autre pièce en breton qu’on retrouvera peut être un jour. Cela étoffe sa production dans sa langue natale, des écrits profondément inconoclastes à son époque. En breton il a donc publié
- Petite fantaisie sur l’Enfer, 31 quatrains.
- Chanson bretonne en l’honneur du sire le Braz, 14 strophes de 6 vers.
On connait de lui deux écrits non retrouvés :
– Tragi comédie sur les antialcooliques
– Traité pour élever les abeilles.
Et nous avons donc ce nouveau poème de 50 quatrains, véritable coup de poignard dans une société trop policée pour notre poète antisystème :
Anatole le Braz, à l’époque président de l’Union Régionaliste Bretonne et auteur à succès des « Légendes de la mort » est bien entendu la cible principale :
Evel se oc’h obliget, ô régionalist
Da jom da ebata gant ho mysteriou trist ;
Trist evel ar mor du, e memeus tristoc’h c’hoas
Ken trist hac an traou trist eus Anatol ar Braz.
Ainsi vous êtes obligés vous les régionalistes,
De vous amuser avec vos mystères religieux tristes,
Tristes comme la mer lugubre et même encore plus triste
Que les choses tristes d’Anatole le Braz.
Déguignet, s’il avait vécu aujourd’hui aurait été probablement en première ligne des gilets jaunes, par son discours anti notables :
An deputeed tromperien, ganeomp ni mevelien
N ellont beva mad gant pem lur varnuguen
Eur paour kez devesour aman e Breiz Izel
N’en deus ket daouenek da vaga pep buguel.
Les députés qui nous trompent nous les domestiques,
Ils ne peuvent pas bien vivre avec 25 francs,
un pauvre journalier ici en Basse-Bretagne
N’a pas deux sous pour nourrir ses enfants.
Eh bien sûr les religions sont accusées de tous les maux :
E c’houi Douéou dal guechal mistri ar bed
Petra rit-hu drese, cousket oc’h pe crevet
O heva goad an dud e corvajou alcol
Pa loskit kemend al a grimou e horol.
Et vous dieux aveugles qui furent les maîtres du monde,
Que faites vous maintenant ? Êtes vous couchés ou crevés
De trop boire le sang des gens dans des orgies d’alcool
Quand vous laissez tant de crimes impunis ?
Derrière ses imprécations, on peut lire le vrai désespoir d’un homme que la vie n’aura pas épargné :
E te cometen sot sponterez eternel
Petra chomes du-se da bourmen er c’hastel ?
Perac ne teues ket gant da grabinou ru
Da lakad ar bed man e poult hac e ludu ?
Et toi comète folle, éternelle menace
Pourquoi restes tu te promener dans l’espace ?
Pourquoi ne viens tu pas avec tes griffes rouges
Transformer ce monde en poudre et en cendre ?
Ce poème, – belle trouvaille d’Herve Seubil-Kernaudour qui travaille sur le fond légué par François Vallée, un linguiste renommé surnommé « Tad ar yezh »-, le père de la langue, peut rentrer pleinement dans les « Rimes et Révoltes » publiées en 1999 par les éditions Blanc Silex. Laurent Quévilly a magnifiquement résumé dans sa préface l’intérêt d’une telle littérature qui sort littéralement des tripes. « Toute l’originalité du personnage, toute sa verve pamphlétaire est dans ces Rimes et Révoltes. Toute sa culture sauvage aussi. Voici des alexandrins tonitruants, vengeurs, ravageurs, des vers caustiques scandés avec force coups de pieds. Pour le bouillant polémiste, il s’agit là d’un mode d’expression supplémentaire pour agonir d’injures ses ennemis ».
Bien entendu, Jean-Marie Déguignet ne reçut aucun prix pour son poème. Anatole le Braz faisait partie du jury. Il recevra par contre une mention d’honneur en octobre 1904 pour son traité sur les abeilles. Deux mois plus tard, Anatole le Braz tint parole en publiant les « Mémoires d’un paysan Bas-Breton » dans la Revue de Paris. Des Mémoires valorisées par Arkae, qui prépare aujourd’hui leur 22 ème éditions.