Préface du livre de Guillaume Kergourlay : Le pays des vivants et des morts
Préface : Bro-Eliant, le pays des vivants et des morts : une mémoire
Avant 1975 on pensait que les Mémoires du pays d’ici n’intéressaient personne. Vint Le Cheval d’Orgueil, et plus rien ne fut comme avant. Voici l’Europe occidentale plongée dans une quête des racines qui produit des milliers de témoignages : radios, télés, cinéma, internet, livres s’en mêlent. La production est abondante, inégale, foisonnante, mais toujours d’une richesse incroyable. Le passage de la société rurale à la société industrielle, l’arrivée de la civilisation des loisirs, les guerres planétaires précédant la mondialisation, les quêtes d’identités ethniques, religieuses, culturelles, tous ces thèmes affleurent dans les témoignages qui se multiplient, se complètent, s’enrichissent. Dans ce contexte, le pari de Guillaume Kergourlay paraît une gageure : comment sortir Bro-Eliant, Le Pays des vivants et des morts de l’anonymat de l’édition de masse ? La réponse est double : voici une mémoire servie par une des meilleures plumes de théâtre, et voici Elliant paroisse éminemment mystérieuse qui cache dans les replis de son bocage bien des personnages étonnants.
Guillaume Kergourlay est né dans cette année 1926 où la Bretagne pleure encore ses 240 000 morts de la grande guerre. Guillaume n’est pas un prénom à la mode, car on se souvient encore de l’ennemi d’hier, Guillaume II le prussien. Pourtant Guillaume plait bien, c’est un prénom traditionnel de la famille installée à Elliant depuis la nuit des temps. Et puis personne ne prononce comme l’état civil dans ce pays , où à l’époque les gens parlent essentiellement breton. Guillaume se dit Gwilhou qui signifie Joyeux, ou encore Laouic son diminutif, plus approprié pour un gamin des champs d’entre les deux guerres. C’est un prénom prémonitoire car l’enfance de Guillaume est heureuse. Et de là vient l’inquiétude du lecteur : que peut on raconter d’intéressant sur une enfance sans événement majeur ?
C’est compter sans le talent de Guillaume Kergourlay. On a affaire à un conteur, un vrai, qui sait magnifier comme personne la richesse de la civilisation rurale. Nouvel observateur d’un monde qui s’ouvre petit à petit à la modernité, il se délecte de tous les craquements qui lézardent une société close et pourtant o combien riche ! Et puis il y a la guerre. Entre 14 et 18 ans on se souvient bien : Guillaume verra bien des choses étranges dans cet Elliant haut lieu de la résistance, où se côtoient et s’opposent occupants, maquisards, collabos, déserteurs… pas simple de trouver les mots justes pour raconter ces sombres heures. L’histoire a besoin de ces témoignages, qui remettent les choses sereinement à leur place, mais les choses sont dites.
Le Pays Bigouden possède sa saga, signée Pierre-Jakez Hélias : le professeur agrégé a vécu, recueilli, mis en ordre, écrit, réécrit les grandes heures de la mémoire rurale du côté de Pouldreuzic. Le monument est incontournable pour connaître en profondeur l’âme bretonne.
Le Pays de Quimper, le Pays Glazik, a découvert depuis 1998 le témoignage extraordinaire de son mendiant philosophe, Jean-Marie Déguignet. De son verbe effilé, l’ombrageux autodidacte a pourfendu tous les archaïsmes de la société traditionnelle et toutes les hypocrisies du nouvel ordre bourgeois qui se met en place au début du siècle. Le pays Fouesnantais attendait sa saga : c’est fait. C’est l’œuvre de Guillaume Kergourlay, dévoreur d’humanités. Il aurait pu devenir un de ces paysans lettrés, épicuriens et humanistes, notables de campagne ; il a préféré jouer les Molière, courir la vie aventureuse des troupes de théâtre, et nous laisser de grands morceaux de littérature, des pièces qu’on joue et rejoue depuis 1958.
Cette date reste dans nos mémoires comme une année fondatrice : la V° République sort la France du chaos institutionnel ; le Traité de Rome met l’Europe sur les rails. C’est l’année que choisit Guillaume Kergourlay pour faire ses premiers pas dans la république des lettres. Au festival des Nuits de Bourgogne, Jacques Fornier met en scène « Les deux ogres ou le coup de soleil ». Une réussite, 35 représentations, une critique favorable : « Le talent de Guillaume Kergourlay semble fort à son aise dans le fabliau, provincial, attendrissant avec ce côté un peu baroque des contes où se promènent les ogres, le soleil, les étoiles et les paysans français ». Signés par le très parisien Dominique Jamet, ces quelques mots lèvent le voile sur un enracinement profond dans une culture orale, une culture paysanne qui irrigue un théâtre qui l’a toujours magnifiée.
L’accent est mis sur le talent. Cette première pièce n’est pas un coup d’épée dans l’eau, dix autres suivront. Guillaume Kergourlay est un nom qui brille aux frontons des théâtres et des festivals. On le voit à Céret du Roussillon, à Grenoble du Dauphiné, à Beaune de Bourgogne, à Rennes de Bretagne. Prophète en son pays on le joue, en français ou en breton, au festival de Cornouaille à Quimper, puis à Brest, à Callac, à Trégunc … D’aucuns saluent sa « poésie de la terre et du sang », sa « langue de suc et de terreau », sa « verve humoristique », son rythme « vif et soutenu ». Pierre-Jakez Hélias est sous le charme de personnages qui « communient avec une légion de forces obscures car ils sont de la race de ceux qui savent parler aux plantes et aux animaux. Surréellement. Ils savent surtout qu’il y a deux mondes inextricablement tissés l’un dans l’autre, et que l’envers vaut toujours mieux que l’endroit ».
« Credo Sauvage », « Moi, Superman », « La Chasse présidentielle » (qui sera censurée à Vannes par le tout puissant ministre de l’intérieur de l’époque : Raymond Marcellin), « Tard dans la nuit », « Bitéklé ou la cinquantième auberge », « Dahud », « Clown-roi », voici quelques-unes de ces œuvres écrites aux rythmes des tambours du monde, où affleurent en permanence des racines armoricaines.
Alors, peu importe que Dominique Jamet le trouve provincial !. Il n’y a qu’un parisien pour utiliser cet archaïsme, comme si Louis XVI n’était pas mort. La province est morte il y a deux cents ans, vive le pays ! Et l’horizon de Guillaume est riche de mille pays, de mille rencontres qu’il nous livre dans ces Mémoires. Ce Bro-Elliant, cette contrée aux consonances arthuriennes, ce pays étonnant « des morts et des vivants » n’est que le socle indestructible d’un enracinement aux multiples facettes, où les lieux s’agencent par cercles concentriques, lieux de mémoires hantés par ces personnages de la Bretagne rurale plus hauts en couleur les uns que les autres.
Le premier lieu qui compte, c’est Kernéel, la ferme ancestrale. C’est là que naît un 23 décembre, brûlant la politesse au petit Jésus, un petit Guillaume, Jean, Jérôme, Marie, Emmanuel. « J’avais dans mon berceau, le capital le plus précieux que peut recevoir un enfant : l’amour d’un couple qui s’aime » . Et cette enfance fut heureuse parce que la maison de Kernéel est ouverte, c’est la maison de la vie, de l’accueil, et Dieu sait que la vie rurale de l’époque est trépidante. Elliant est une vaste paroisse du sud-ouest du Finistère, vaste commune où comme partout cléricaux et républicains se disputent le pouvoir. Blancs et rouges se livrent une lutte d’influence sans merci qui fait le miel d’un Guillaume, nouvel observateur d’un monde adulte conflictuel dont il nous livre les épisodes les plus croustillants. Rappelons qu’Elliant est célèbre pour son zèle révolutionnaire. Sous la Convention on n’hésite pas à appeler une petite fille Sans-Culottide Le Manchec !, de l’autre côté on s’active aussi, église neuve, presbytère monumental, prosélytisme à tout va, cette lutte dure toujours.
Mais une imagination d’enfant a constamment besoin de nouveaux espaces, d’autres territoires initiatiques. Le Bro-Eliant, le pays d’Elliant, c’est aussi les anciennes paroisses de Saint Yvi, de Rosporden, de Locmaria an Hent, un vaste territoire qui par une alchimie cérébrale, devient Brocéliande, terre mythique de Merlin, terre de rêves, de rencontre surréelles, un paradis d’enfance assurément. Hommes d’Elliant, on vous appelle les Meleniks, -les petits jaunes-, car la couleur de vos broderies évoque vie, soleil et flamboyances. Vous nous avez rendu bien jaloux quand vous paradiez à cheval dans le défilé des fêtes de Cornouaille, et nous les Glaziks, les petits bleus de Quimper, nous étions fiers d’inviter ces « chevaux d’orgueil », car au delà de nos différences, nous avons en commun notre culture cornouaillaise.
A qui connaît Guillaume, le lire, l’entendre, l’écouter, le voir, renforce chaque fois l’impression de rencontrer l’homo-Kernevad, l’archétype du Cornouaillais, bon vivant, gouailleur, animé par un appétit épicurien de dévorer la vie : « Le peuple est gai, les mœurs sont pures » note Jacques Cambry en 1794, « Cette population cornouaillaise, si franche, si ouverte, si loyale, si sensible aux appels du sentiment » rajoute André Siegfried en 1913, et rien n’a changé depuis.
Fils de Kernéel, enfant d’Elliant, inventeur de Brocéliandes cornouaillais, Guillaume Kergourlay porte sur sa carte d’identité d’autres signes forts. Il faut saluer le breton bretonnant. Dans le florilège d’expressions de comptines, de chansons, qu’il nous donne, on retrouve une extraordinaire sagesse populaire, émaillée d’un humour et d’une philosophie qu’on trouve intacte encore dans quelques rares contrées d’Europe, et notamment dans cette grande inspiratrice des meilleurs écrivains du monde : la verte Eirin.
Cette Irlande, ces mondes celtiques où tout breton se sent chez soi, sont de magnifiques tremplins vers l’universalité : « Guillaume Kergourlay, celte qu’il est à part entière ! », s’exclamait Pierre-Jakez Hélias. « Kergourlay situe son aventure dans un monde de nulle part mais d’évidence celtique, terre de sève et de sang … où le désir cogne furieux sous le corset des coutumes et des principes » rajoutait Henry Rabine. Le Théâtre de Guillaume Kergourlay est parcouru de personnages aux noms évocateurs : Primel, Gorrik, Cariadek, Dahud, Erwan, Sam, Pat, Gael, Klaon, Pooc’h, ses pièces regorgent d’Ankou, de lavandières de nuit, de guerriers pictes, de harpistes, de bardes et d’ivrognes célestes.
Mais jamais il ne s’enferme dans une quelconque mélénitude, bretonnitude ou celtitude sclérosante. La dictature des colonels grecs inspirera « Moi, Superman », les turpitudes de la vie politique française cette « Chasse présidentielle » qui déclenche les cliquetis indignes des grands ciseaux de la République. Quant à « Clown-roi », le titre dit tout ! Plus que jamais l’urgence se fait sentir de dénoncer ces chefs d’états malades, impotents, analphabètes, fous voire anthropophages, et ces jeux du pouvoir qui mettent sur la plus haute marche des états de biens tristes sires. C’est bien parce que les thèmes de son théâtre sont universels qu’il est toujours vivant, joué et rejoué aujourd’hui.
Mais dois-je avouer que j’ai un faible pour ce « Bitéklé ou la cinquantième auberge ». Ce conte déniché sur les talus fleuris de notre tradition orale, il n’y avait qu’un Guillaume Kergourlay nourri de cette même tradition qui puisse le transcender par le jeu théâtral, avec gravité et truculence. Dans ce grand jeu de l’oie, où le but est de progresser d’auberge en auberge pour gagner son paradis, Bitéklé, la halte de la mi-route, est la rencontre privilégiée des morts et des vivants. L’ivresse chez les Celtes élève l’individu dans un état second entre terre et ciel, une sorte de rite de passage où on aborde sur l’un ou l’autre rivage. Belle légende qui donne un éclairage particulier à ce titre : « Le pays des vivants et des morts », belle définition d’un Bro-Elliant que je soupçonne être un « bitéklé » tant la présence des mondes souterrains y est forte.
Hasard de la géographie, Elliant, entre les rivières Jet et Odet, est pris en tenaille entre les deux grandes failles qui courent de la Baie des Trépassés au sillon de Bretagne entre Nantes et St Nazaire. Hasard de l’histoire ! l’épicentre du plus gros tremblement de terre qu’a connu la Bretagne au 20 ème siècle est situé à Elliant, à Botbodern. Je ne sais pas si les forces telluriques ont libéré les personnages occultes de la mémoire d’Elliant, mais dès la seconde pièce de Guillaume Kergourlay, on retrouve ces lavandières de nuit qui viennent épouvanter les vivants. Ce pays est hanté, on le sait, par les fantômes de la peste qui ravagea la Cornouaille par vagues macabres dès le 14 ème siècle. Rien qu’à Elliant qu’on appelait alors Elgent, elle fit 7100 morts, nous renseigne la tradition qui s’exprime –s’il vous plaît- avec rimes internes :
« E Bro Elgent heb laret gaou
Emañ diskennet an Ankaou
Marv an holl dud nemet daou ! »
Dans le pays d’Elliant, sans mentir
L’ankou est descendu
Tout le monde est mort sauf deux personnes.
Guillaume Kergourlay est le descendant de ces deux rescapés de l’enfer bubonique. Pour remercier la Vierge d’avoir vaincu l’épidémie, tous les Elliantais viennent au pèlerinage annuel de Kerdévot, chapelle érigée sur les terres du Seigneur de Tréanna. Qui ne se souvient encore des accents pathétiques de la rhapsodie macabre, chantée à Kerdévot le 16 juillet 1989 : texte Guillaume Kergourlay, musique Michel Boedec. Tout à coup voici que défilent devant nous « tous les noms qui ont fait l’histoire des méléniks et de leurs clans » : les Jaouen, les Guyader, les Kergourlay, les Cotten, les Lennon, les Le Saux, Le Bihan, Le Mao, Le Goff, Le Meur, Le Moal, Le Meur. Les Troalen, Quéméré, Cozic, Demezet, Collorec, Rannou, Maguer, Lozac’h, Gourmelen, Barré etc. Tous ces noms chargés d’une rythmique ancestrale, noms qui prennent chair dans ces Mémoires.
Mais un Elliantais ne se contente pas de pèlerinages, et de ripailles au pays de Cornouaille. La guerre passée, le contrôleur de pommes de terre Guillaume Kergourlay, devient militant de la Jeunesse Agricole Catholique, ferment de la formidable révolution agricole bretonne. Les pionniers du mouvement ne se trompent pas, Guillaume devient président départemental d’un véritable mouvement de masse qui a sorti la Bretagne rurale de son arriération. Ce mouvement utilise beaucoup le théâtre pour brocarder les traditions sclérosantes et mettre en valeur les ferments de progrès. A cette époque, avant de tout brader dans la civilisation formica, on sait encore fusionner tradition et progrès, on sait encore qu’il n’y a pas d’universalité solide sans racines profondes.
Mais la J.A.C., c’est aussi la rencontre de formidables acteurs du dynamisme retrouvé de la France en voie de reconstruction, et notre Guillaume, déjà plume reconnue du théâtre de patronage, est définitivement happé par cet envie d’ailleurs qui taraude tous les créateurs. Ce sera Paris, ce sera l’apprentissage du dur métier des planches, ce sera la Bourgogne, la création des « Deux ogres » et la carrière que l’on sait.
Voici donc 25 ans de vie bretonne, d’espiègleries mesurées, d’observations amusées, de philosophie suave, la montée en puissance d’un petit bonhomme de terroir et sa transformation en conquérant culturel. Belle trajectoire que celle de Guillaume Kergourlay, qui a vécu ses passions avec succès, et qui dans sa retraite du pays d’Avallon, continue a écrire, à créer, à partager : « La vie n’est qu’un éclair qui passe, une lueur !… et plus de temps… »
Bernez Rouz